La première chose que je fis en rentrant ce soir là fut prendre une douche. Plus les années passaient, plus l’odeur du sang se faisait exécrable. C’était comme si chaque gouttelette qui giclait du corps de ma triste victime s’imprégnait non plus dans la fibre de mes vêtements – détail qui me coûtait toujours une petite fortune chez le teinturier – mais par chaque pore de ma peau, dans ma chair, sous mes ongles, sur mes papilles, s’insinuant sournoisement jusque dans mes narines. Plus je tuais, plus la douleur que j’infligeais à ces briseurs de cœurs se changeait en un tatouage olfactif, indélébile. Aujourd’hui cela avait été le tour d’un infirmier. Le bougre, non content de son autorité et de son influence auprès des plus jeunes filles de son lycée, se permettait de les tourmenter de questions et gestes déplacés. Le sadique les préférait d’autant plus chaste qu’il s’amusait à les séduire pour mieux les oublier par la suite, une fois qu’il avait prit d’elles tout ce qu’il désirait. Je ne pouvais le supporter. Il y avait certaines choses qui ne trompaient pas dans le regard d’un Homme. Et le sien ne reflétait rien d’autre qu’avidité et cruauté. C’était plus que je ne pouvais tolérer. Mon instinct avait naturellement pris le dessus, et en quelques secondes, je lui avais tout bonnement arraché le cœur. De toutes manières il n’en avait pas besoin. Il ne le méritait pas. Je laissais tomber mon athamé tâché de sang au fond d’un lavabo plein d’eau savonneuse. Je m’en occuperai plus tard. Pour le moment, je n’avais plus qu’une idée en tête, me divertir à cette fameuse soirée de Gala dont j’avais entendu parler au travail. En tant normal, c’était Phoebe qui couvrait l’affaire, mais rien ne m’empêchait d’y faire un tour et de profiter de quelques délicieuses coupes de champagne et autre petits fours. En tant que journaliste, j’avais également reçu un carton d’invitation. Il était temps de trouver de quoi me vêtir. Ma robe de soie noire irait de paire avec mon humeur actuelle.

Spoiler:

Lorsque j’arrivais sur place, la soirée de Gala avait déjà commencé depuis quelques heures à peine. Parfait. Je n’aurais qu’à me faufiler, profiter du beau monde et des amuse-gueules. A vrai dire, tuer m’ouvrait toujours grandement l’appétit. A mon arrivée, une bonne-femme me bouscula. Sans doute une de ces mannequins en vogue, tous plus sottes les unes que les autres. Toutefois, si sa personne m’indifféra presque, ce ne fut pas le cas de l’homme qu’elle entrainait avec elle, l’agrippant fermement par le bras. L’espace d’une seconde, je crus reconnaître ce gentleman avec qui j’étais allé souper quelques semaines plus tôt. Etonnant. L’espace d’un instant je sentis mon cœur s’accélérer, comme sous l’emprise de cette fameuse inquiétante étrangeté que Freud appliquait à la plus part des rêves qu’il analysait. Comme une sensation de déjà vu. Déroutée, je me dirigeais vers les toilettes pour dame, dans l’espoir de me rafraichir quelque peu. Décidément, pensais-je, cette soirée commençait d’une façon tout à fait surprenante.

A peine avais-je poussé la porte des toilettes, que les mots d’une voix que je cru reconnaître me parvinrent jusqu’aux oreilles. Le ton survolté de cette voix réussi à me figer un moment sur le seuil carrelé. D’ailleurs, ce dernier me parut des plus charmants. Je repassais lentement dans ma tête cette bribe de phrase que j’avais entendue quelques secondes auparavant. Tout à fait amusante prise ainsi, hors contexte.

« Faire du bien ? »

Je souris intérieurement. Mais l’échange n’avait rien d’une partie de plaisir. Du moins, selon ce que j’avais pu en entendre. J’hésitais un bref instant à rentrer de peur de déranger quelconque altercation. Je n’aimais pas être mêlé aux disputes. En effet, j’étais plutôt du genre à laisser les autres s’arranger seuls, préférant un travail solitaire où je n’avais de comptes à ne rendre à personne, et où je pouvais bénéficier d’un maximum de profits. Tout dans l’égoïsme. Et mon ancienne vie d’humaine – tout aussi insipide qu’elle était – m’avait bien apprit cela. Si je désirais une chose, je ne devais pas attendre qu’un autre me l’apporte, je devais me débrouiller par mes propres moyens.

Tout en m’avançant à petits pas dans ma sublime robe de soirée noire, j’aperçu une femme brune – vêtue de rouge – qui me tournait le dos. Celle-ci se tue à mon arrivée, comme pour dissimuler la conversation qu’elle entretenait avec… Je tournais rapidement la tête de gauche à droite, faisant virevolter ma chevelure rousse d’une épaule à une autre. Mais il n’y avait personne. J’en déduis que la jeune femme devait probablement parler seule, grommelant contre elle-même ou contre un impudent qui lui avait causé du tort. Je m’approchais des lavabos. Après tout j’étais ici pour me rafraichir, et non pour m’interroger sur la vie – très certainement ennuyeuse – d’une inconnue. A vrai dire, je ne m’attendais pas à revoir Josh à une telle soirée, si ce n’était de si tôt. Cet homme m’avait comme qui dirait laissé sur ma faim à notre dernière entrevue, et j’aurais aimé en apprendre un peu plus sur lui. J’avais laissé passer ma chance. Tant pis pour moi…

« Pourquoi m’étais-je sentie tant attirée par lui ? Pourquoi m’étais-je sentie si proche de lui ? Pourquoi m’avait-il paru si familier, si déroutant, si surprenant ? »

Trop de questions laissées sans réponses, malheureusement. J’ouvrais avec vivacité la robinetterie, toujours aussi perturbée par cette rencontre impromptue.

« Et cette femme ? Qui était ce vulgaire mannequin pendue à son bras ? »

J’aurais dû m’y attarder un peu plus, au lieu de le fixer lui, et seulement lui. Peut être aurais-je pu faire des recherches, trouver qui il était… Avec un peu de chance cette autre femme était connue, et je pourrais la filer sur mes heures libres pour découvrir un nouveau scoop des plus alléchants. Je me tournais vers l’essuie-tout. Plus qu’une feuille. Je me tournais vers la jeune femme qui n’avait toujours pas fait un pas depuis le début de mon monologue intérieur.

« Phoebe ?! »

A cela je ne pu m’empêcher de proférer un juron à voix basse. Je savais pertinemment qu’elle serait ici ce soir, mais je n’aurais jamais pensé la rencontrer de si tôt. A vrai dire, j’aurais préféré profiter encore un peu de cette délicieuse soirée avant de devoir la croiser. Je détestais mélanger sphère privée et sphère professionnelle, raison pour laquelle je ne côtoyais pratiquement jamais mes collègues en dehors du Bay Mirror. Enfin, un peu de courtoisie ne faisait de mal à personne, et j’étais assez intelligente pour ne pas faire comme si je ne l’avais pas reconnu. Après tout, comment ne pas reconnaître ce visage qui s’affichait ci et là dans toutes les rues de San Francisco : Phoebe, Courrier de Cœur. Je n’avais d’ailleurs jamais compris comment cette femme, sans le moindre doctorat en psychologie à ma connaissance, avait pu acquérir un pareil poste. Mais personne ne s’était apparemment plaint jusqu’ici, je n’avais par conséquent aucun commentaire à faire sur les compétences de la jeune femme ; c’était tout bonnement déplacé et je n’étais pas du genre à médire sans raison. Lorsque je me montrais hautaine voire méprisante envers un mortel, ce dernier l’avait toujours mérité. En somme, je n’étais qu’une sorte d’esprit vengeur, bras droit de la justice, poignard divin s’abattant sur les cœurs les plus noirs et les arrachant sans la moindre hésitation.

Phoebe Halliwell avait finalement daigné se retourner vers moi. Ecarquillant de grands yeux, comme surprise par ma propre voix, elle s’était ensuite excusée de ne pas m’avoir vu. Evidemment, comme si j’étais du genre à passer inaperçue. Quoi de plus incertain… Sans doute avais-je trop pris l’habitude que l’on se retourne sur moi partout où j’allais. Enfin, peut être était-elle trop occupée pour me remarquer, qui sait ? D’ailleurs, que pouvait-elle bien faire dans les toilettes pour dame ? Elle qui était sensée couvrir le Gala, écrire un article des plus prometteurs pour notre chère patronne, que faisait-elle un essuie-tout à la main ? Ce n’était pas ainsi que j’envisageais le métier de reporter. Non, vraiment pas. Accident de parcours peut être ? Je n’en savais strictement rien, et cela ne me regardait pas. Ma collègue afficha alors un faible sourire. Je n’aurais pas su dire si ce dernier était complètement hypocrite vis-à-vis de son destinataire – en l’occurrence moi – ou bien si la jeune femme était tout simplement gênée d’être découverte ainsi… Oui, une vraie femme n’aimait jamais se montrer dans un moment de faiblesse.

Elle me demanda aussitôt la raison de ma présence, craignant pour je ne sais quelle raison que Délia ai envoyé deux de ses employées sur la même affaire. A quoi bon ? C’était vraiment ridicule. J’étais ici pour prendre du bon temps et me divertir, non pas pour me régaler des faux pas de la haute société ou pire encore, entraver le bon déroulement du travail d’une de mes collègues. Quoique, en y réfléchissant bien, quelques notes sur les agissements de certains ne desserviraient pas le moins du monde mes prochains articles ; mais passons. Je n’étais décidément pas là pour ça. Et plus les minutes s’écoulaient, plus je sentais Phoebe s’énerver, comme contrarier par un je ne sais quoi.

« Quelque chose ne va pas ? »

En fait, je n’avais pas la moindre envie de justifier ma présence à ce petit Gala, même si j’estimais ses questions tout à fait pertinentes, nous n’étions pas là pour parler de notre petite vie. Et puis de toutes manières, et en tant que démon, je connaissais déjà ses secrets. Une sorcière puissante. Une Halliwell en somme. Le genre de détail qui faisait frémir d’effroi une créature de bas étage. Question de logique. Mais je n’avais rien à me reprocher, je ne faisais que rendre justice à ma façon, me venger de cet amour passé.

Phoebe lâcha un soupir qui en disait long sur ses tourmentes actuelles. J’imaginais son train de pensée tout aussi exalté que le mien. Je devais avoir une sorte d’intuition pour ce genre de chose ; d’ailleurs, je l’avais toujours eu. La jolie sorcière ouvrit la bouche pour ne plus la refermer. Un flot de paroles jaillit d’entre ses lèvres. Son âme se soulagea d’un poids en un éclair. Elle me parla de cet homme qu’elle avait rencontré, de cette autre femme qui lui avait enlevé, et de la coupe de champagne qui avait été renversé sur sa jolie robe carmin. J’imaginais son mécontentement… Certains soirs il m’arrivait de tuer pour moins que ça. Je ne supportais pas l’affront.

Puis la jeune femme s’interrompit brusquement, me détaillant de haut en bas, elle me demanda de nouveau ce que je faisais ici, et si Délia était à l’origine de tout cela. A croire que ma présence la perturbait…

« Rien de particulier… Je profite tout simplement de cette délicieuse soirée dans l’espoir de me changer les idées. Pour tout t’avouer, je n’avais pas envie de rester chez moi. »

Par la suite, tout se déroula avec une extrême rapidité. Phoebe m’adressa un bref sourire, rangea à la hâte ses petites affaires, se cassa un ongle, tira une lime de son sac, et ajouta d’un ton calme et détaché qu’il y avait là tout le beau monde, etc etc. Elle ne semblait pas avoir la force de sortir de ces toilettes, et si j’étais certaine de ne pas être la personne de la situation – en clair une amie à qui se confier en toute sincérité – j’aurais pu croire un instant qu’elle n’avait pas envie de réaliser le travail que Délia lui avait ordonné.

J’allais ajouter quelque chose lorsqu’une jeune femme entra à son tour. Sans doute une de ces poules de luxe, vendant leur corps pour un peu plus d’or. Son visage ne me disait rien, après tout je n’étais pas là pour cela, quoique…

« Dis moi, j’ai l’impression que tu as mieux à faire ce soir que d’interviewer ces mannequins écervelées… »

Qu’étais-je entrain de faire ? Sans doute ce caractère trop humain qui me collait à la peau malgré moi. Les mots s’échappèrent, et je sacrifiais une fois de plus un peu de mon temps pour le bien du Bay Mirror… Après tout, je n’avais rien d’autre à faire ce soir, autant profiter de cette magnifique robe fourreau faite de noir que j’avais enfilé pour tourner la tête de quelques novices du mannequinat. Un petit cadeau en soit, que je nous offrais à tous.

« Je suis certaine que nous pouvons boucler ce boulot en moins de deux. Si tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je t’aide un peu… évidemment. »

A peine lui avais-je offert mon aide, que le visage de la chroniqueuse du Bay Miror sembla se détendre. C’était sans doute très léger, presque imperceptible, ou peut être n’était-ce qu’une impression, mais ma proposition eu l’air de la soulager. Parait-il qu’elle n’aimait pas le monde de la mode et sa stupide populace. Je ne pu retenir un éclat de rire. Je comprenais parfaitement son point de vue J’étais même prête à débattre sur ce sujet des plus amusants, lorsqu’elle enchaîna derechef sur mes propos…

* Eh bien ! En voilà une qui ne perd pas son temps… *

Tout en replaçant une mèche rousse derrière mon oreille, je souriais de plus belle tout en l’écoutant. J’imaginais que sa petite famille devait l’attendre à la maison, et qu’elle n’avait sans aucun doute qu’une envie : rentrer les retrouver. Elle sauta aussitôt sur l’occasion de terminer un peu plus tôt. Je ne perdis pas une seconde et lui répondis…

« En effet, c’est un univers que je côtoie depuis un certain temps… »

La jeune femme prit soin de ranger sa lime dans son sac. Elle ajouta d’ailleurs, non sans esquisser un sourire, que cela nous permettrait de mieux nous connaître, de changer le regard que nous avions actuellement l’une sur l’autre…

« Le regard ? »

Je fronçais les sourcils. A vrai dire, je ne préférais même pas savoir avec quel regard la grande chroniqueuse du Bay Miror me voyait moi, petite journaliste, maîtresse des rumeurs en tout genre et des photos compromettantes. Sans doute ne m’avait-elle jamais regardé, peut être même jamais remarqué…

* D’un autre côté, j’en doute… Au vu de l’aura que je dégage malgré moi, comment aurais-je pu passer inaperçue ? *

Je jetais un coup d’œil vers le mannequin qui venait de ressortir des toilettes. Elle ne semblait pas nous avoir vus. Titubant presque, elle s’avança vers les lavabos de l’hôtel. Sans lâcher des yeux cette femme quoique trop maigre, j’ajoutais comme suivant le fils de mes pensées…

« En effet, cela pourrait peut être nous permettre d’ouvrir les yeux sur certaines choses… Peut être pourrions nous même partager nos connaissances en matière de journalisme ? Une façon comme une autre de ne pas perdre une soirée…Et je crois avoir trouvé le sujet de notre prochain article… »

Je me tournais tout à fait vers l’autre jeune femme. Et sortant de mon sac un petit carnet, ainsi qu’un crayon, j’ajoutais…

« Excusez-moi, nous sommes journalistes au Bay Miror, pouvez-vous nous accorder une minute ou deux je vous prie ? »

La jeune mannequin parut tout d’abord fort étonnée d’être abordée de la sorte. Toutefois, elle ne tarda pas à céder lorsque, d’un battement de cil, je parvins à la charmer. Elle était désormais à ma merci et ne tarderait pas à nous révéler les faits les plus croustillants quand à sa profession… Après tout, il fallait bien que je m’amuse un peu moi aussi.